Vu d'avion

Chaque lumière signalait, dans cet océan de ténèbres, le miracle d’une conscience. Dans ce foyer on lisait, on réfléchissait, on poursuivait des confidences. Dans cet autre, peut-être, on cherchait à sonder l’espace, on s’usait en calculs sur la nébuleuse d’Andromède. Là on aimait / L’avion nous a fait découvrir le vrai visage de la terre. Les routes, en effet, durant des siècles nous ont trompés / Elles évitent les terres stériles, les rocs, les sables, elles épousent les besoins de l’homme et vont de fontaine en fontaine / Elles joignent ce village à cet autre village, car de l’un à l’autre on se marie. Et si même l’une d’elle s’aventure à franchir un désert, la voilà qui fait vingt détours pour se réjouir des oasis. Ainsi trompés par leurs inflexions comme par autant d’indulgents mensonges, ayant longé, au cours de nos voyages, tant de terres bien arrosées, tant de vergers, tant de prairies, nous avons longtemps embelli l’image de notre prison. Cette planète, nous l’avons crue humide et tendre. Mais notre vue s’est aiguisée et nous avons fait un progrès cruel. Avec l’avion, nous avons appris la ligne droite / Affranchis désormais des servitudes bien-aimées, délivrés du besoin des fontaines, nous mettons le cap sur nos buts lointains. Alors seulement, du haut de nos trajectoires rectilignes, nous découvrons le soubassement essentiel, l’assise de rocs, de sable, et de sel, où la vie, quelquefois, comme un peu de mousse au creux des ruines, ici et là se hasarde à fleurir. Nous voilà donc changés en physiciens, en biologistes, examinant ces civilisations qui ornent des fonds de vallées, et, parfois, par miracle, s’épanouissent comme des parcs là où le climat les favorise. Nous voilà donc jugeant l’homme à l’échelle cosmique, l’observant à travers nos hublots comme à travers des instruments d’étude. Nous voilà relisant notre histoire / Nous habitons une planète errante. De temps à autre, grâce à l’avion, elle nous montre son origine : une mare en relation avec la lune révèle des parentés cachées / Je me suis adossé au moteur et je réfléchis : j’ai pu subir, en altitude, pendant quatre heures quinze, un vent de cinquante kilomètres-heure, j’étais en effet secoué. J’ignore tout de la direction qu’il a prise. Je me situe donc dans un carré de quatre cents kilomètres de côté. Prévot vient s’asseoir à côté de moi, et il me dit : « C’est extraordinaire d’être vivants. »

Antoine de Saint-Exupéry
Terre des hommes,
Gallimard, 1939.
extraits