Du bleu partout

La vague qui vient de m’envahir est une vague d’émotion. Depuis longtemps elle ne troublait plus cette plage. Elle la laissait tranquille, elle l’humidifiait de temps à autre comme une rosée qui sèche au soleil. À présent elle est entièrement recouverte, il n’y a plus un caillou, une valve de coquillage vide un crabe qui ne soient submergés. La plage est sans défense. Elle se défait à chaque vague, elle s’égrène, elle s’agrège à nouveau dans l’humidité abandonnée, attendant la prochaine vague. Ce pourrait être une vague de plaisir si elle ne se retirait aussitôt, si elle ne revenait en arrière pour se ruer de nouveau tel un marchand d’esclaves qui cache sa marchandise et la découvre d’un revers de main. Je m’en souviens à l’aube, de cette plage. Immobile dans le très léger murmure du voile d’eau qui s’étire à peine sur le sable, presque sans le recouvrir. Une plage paisible, transparente, un peu solitaire, visitée par des climats tempérés, dans l’attente d’un soleil qui ne la concerne presque pas.

Je m’en souviens, confusément. Je me souviens de ses prières. Recouvre-moi, mer, priait-elle, ne me laisse pas seule. Envahis-moi comme tu l’as déjà fait. Je me souviens que le battement de l’eau à peine accru, plus attentif, plus aventureux, sur le littoral, bruissait comme un rire. Puis le soir est monté et la mer avec lui. Le vent s’est levé. La nuit est tombée. La mer a débordé. Elle a emporté l’obscurité. Depuis le rivage on ne voyait rien, hormis des ombres de mousse. Mais le grondement était très fort. La plage est devenue aveugle. Aveugle et sonore. Offerte à une alternance incompréhensible de vagues et de reflux. Le temps de se reprendre, de se reconnaître, pendant que l’eau se retirait, et aussitôt une autre vague pour la recouvrir, la rendre méconnaissable et impuissante. Quand la mer accueille les prières de la plage, pas de fuite possible. Alors, s’il y avait un clavier, dans les doigts très faibles, la tentation serait forte.

Merci à Ginevra Bompiani, « L’émotion », Pomme Z, 2017, à son traducteur de l’italien, l’écrivain Jean-Paul Manganaro, et aux Éditions Liana Levi.