La couleur du rose

Rien n’est plus différent que le soir et le matin. Le lever du jour est un prélude, son coucher une ouverture qui se produirait la fin au lieu du commencement comme dans les vieux opéras. Le visage du soleil annonce les moments qui vont suivre, sombre et livide si les premières heures de la matinée doivent être pluvieuses ; rose, léger, mousseux quand une claire lumière va briller. […] Pour le coucher du soleil, c’est autre chose ; il s’agit d’une représentation complète avec un début, un milieu et une fin. Et ce spectacle offre une sorte d’image en réduction des combats, des triomphes et des défaites qui se sont succédé pendant douze heures de façon palpable, mais aussi plus ralentie. L’aube n’est que le début du jour. Le crépuscule en est une répétition.

[…] Le souvenir est la vie même, mais d’une autre qualité. Aussi est-ce quand le soleil s’abaisse vers la surface polie d’une eau calme, telle l’obole d’un céleste avare, ou quand son disque découpe la crête des montagnes comme une feuille dure et dentelée, que l’homme trouve par excellence, dans une courte fantasmagorie, la révélation des forces opaques dont, au fond de lui-même et tout le long du jour, il a vaguement perçu les obscurs conflits.

[…] À 17 h 40, le ciel, du côté de l’ouest, semblait encombré par un édifice complexe, parfaitement horizontal en dessous. […] À son sommet s’accrochaient et se suspendaient vers le zénith, sous l’effet de quelque pesanteur renversée, des échafaudages instables, des pyramides boursouflées, des bouillonnements figés dans un style de moulure qui eussent prétendu représenter des nuages mais auxquelles les nuages ressembleraient eux-mêmes […]. Quand on tournait franchement le dos au soleil, et qu’on regardait vers l’est, on apercevait enfin deux groupes superposés de nuages, étirés dans le sens de la longueur et détachés comme à contre-jour […], tout aérien et nacré de reflets roses, mauves et argentés.

[…] Il y a deux phases bien distinctes dans un coucher de soleil. Au début, l’astre est architecte. Ensuite seulement (quand ses rayons parviennent réfléchis et non plus directs), il se transforme en peintre. […] À 17 h 45 précises s’ébaucha la première phase. Au moment où le soleil sortit par-dessous l’édifice nuageux, il parut crever comme un jaune d’œuf et barbouiller de lumière les formes auxquelles il était encore accroché. […] Des petits objets solides et noirs se promenaient, migration oiseuse à travers une large plaque rougeoyante qui — inaugurant la phase des couleurs — remontait lentement de l’horizon vers le ciel. […] Pour la nuit, les mélanges n’ont pas de limite car elle inaugure un spectacle faux : le ciel passe du rose au vert, mais c’est parce que je n’ai pas pris garde que certains nuages sont devenus rouges vifs et font ainsi, par contraste, apparaître vert un ciel qui était bien rose, mais d’une nuance si pâle qu’elle ne peut plus lutter avec la valeur suraiguë de la nouvelle teinte que pourtant je n’avais pas remarquée, le passage du doré au rouge s’accompagnant d’une surprise moindre que celui du rose au vert. La nuit s’introduit donc comme par supercherie.

[…] Par un passage très habituel, mais comme toujours imperceptible et instantané, le soir fit place à la nuit. Tout se trouva changé. Dans le ciel opaque à l’horizon, puis au-dessus d’un jaune livide et passant au bleu vers le zénith, s’éparpillaient les derniers nuages mis en œuvre par la fin du jour. Très vite, ce ne furent plus que des ombres efflanquées et maladives, comme les portants d’un décor dont, après le spectacle, et sur une scène privée de lumière, on perçoit soudain la pauvreté, la fragilité et le caractère provisoire, et que la réalité dont ils sont parvenus à créer l’illusion ne tenait pas à leur nature, mais à quelque duperie d’éclairage ou de perspective. Autant, tout à l’heure, ils vivaient et se transformaient à chaque seconde, autant ils semblent à présent figés dans une forme immuable et douloureuse au milieu du ciel dont l’obscurité croissante les confondra bientôt avec lui.

Claude Lévi-Strauss, « Feuilles de route » (extraits), Tristes tropiques, Plon, 1955.