L’adolescent avait pris l’habitude de s’arrêter galerie Colette Allendy, dans les années 1955-1960, à Auteuil, en revenant du lycée — avant de rentrer peindre sous le coup de ce qu’il avait vu. Il s’inspirait particulièrement des peintres qui, à l’instar de Kandinsky1 ou de Mondrian2, avaient renoncé à leur propre façon de peindre, presque d’un moment à l’autre. C’était Léon Zack3 qui passait des visages perdus ou pensifs auxquels il excellait à des surfaces informelles qui semblaient se défaire et se nouer devant les yeux : Zack inventait le tachisme ; c’était Emanuel Proweller4 qui, à l’inverse, ces années-là, abandonnait l’abstraction géométrique où pourtant il innovait pour créer par anticipation la « figuration narrative », figuration d’un scénario en raccourci, annonciatrice du pop art américain. Différemment, Morellet5, le plasticien « conceptuel » ou « concret », avait été un peintre du dimanche, avant de multiplier les lignes, de croiser ses « trames » inspirées peut-être par la fabrique familiale de textile, et plus sûrement par Mondrian dont les compositions géométriques, avait-il dit au lycéen médusé par l’image, étaient l’« éclosion d’une fleur de printemps ».
Tous les peintres abstraits de la première moitié du siècle dernier avaient évidemment été figuratifs avant d’inventer l’abstraction. Mais là, la volte-face avait lieu sous les yeux — ainsi Proweller qui, lui, revenait à la figuration, présentait-il les deux sortes de toiles dans la même exposition. Surtout, des adultes partageaient, avaient partagé par avance une énigme avec l’adolescent, celle de l’existence d’un nouveau monde. Il était énigmatique, en effet, le passage chez Mondrian d’un symbolisme mélancolique à une géométrie émerveillée d’être libre de sens ; énigmatique aussi la violence de la première impression abstraite de Kandinsky le jour où, sur le seuil de son atelier, il est saisi brusquement en voyant une toile inconnue — l’une de ses propres peintures figuratives posée sens dessus dessous.
Tous ont justifié leur façon de faire après coup. Zack, par exemple, avait développé, dans un entretien, que l’élément figuratif le gênait pour s’exprimer. Morellet, que la peinture appelait beaucoup de décisions — choix du motif, du pinceau, de la couleur, etc. — et que l’aboutissement de son art suivait la diminution rigoureuse du nombre de décisions. Mais cela n’expliquait rien, n’éclairait pas, retenait quelque chose d’énigmatique. L’énigme était, si l’on peut dire, « prémoderne » : elle précédait l’idée. Son expérience prenait toute la place, échappait à la pensée. Les théories, les courants et les Écoles, les critiques également, viendraient ensuite et apprivoiseraient ce que la découverte portait d’incongru — représenter on ne savait quoi.
Le moment prémoderne en peinture fascinait le lycéen sans que ce soit si clair, et il cherchait à retrouver, pour la fixer avec des couleurs, l’émotion violemment ressentie d’une rupture qui semblait toujours et encore sur le point de se produire, dehors comme dedans. Aujourd’hui, l’objet du tableau, son objectif, c’est de confier à l’image d’autres temps, discrets, de cette rupture lointaine. C’est l’espace qui est moins régulier, le loin qui est près, le centre qui n’a pas sa place ; la composition contrariée ; l’attention un peu détournée. C’est aussi ce qu’on appelait en classe le point d’inflexion : quand on change de direction, d’élément, que la porosité s’installe, au présent, entre plus et moins, avant et après ; et, parfois, qu’on est cette porosité même, comme il y a longtemps.
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Michel Gribinski est né à Cannes en 1942. Il a exposé en 1958 à Grimaud (Var), Maison des Templiers, dans la première exposition collective d’une des nombreuses « Nouvelle École de Paris », mouvement pictural éphémère critique à l’initiative de Serge Berna6.
Depuis quelques années, Michel Gribinski expose Galerie Couteron, à Paris : en 2015 (sans titre, aquarelles), 2016 (sans titre, aquarelles), 2017 (Vu d’avion, technique mixte), 2019 (Du bleu partout, aquarelles sur papier torchon et huiles sur toile), 2021 (La couleur du rose). Il expose également Galerie Mearini : 2022 (Il giorno et la notte). Ses peintures sont présentes dans des collections privées et institutionnelles à New York, Miami, Tuscaloosa (Alabama), à Sprimont (Belgique), Montréal, Amsterdam, Londres, Berlin, Rome, Venise, Bologne, Pérouse, Porto, ainsi qu’à Paris, Lyon, Bordeaux et Nîmes — ainsi qu’a Gif-sur-Yvette et Candé-sur-Beuvron.
Auteur, traducteur et éditeur, il a créé la revue penser/rêver. Son essai Portes ouvertes sur Freud, paru aux Éditions Fario en 2020, rassemble la première traduction française des introductions de James Strachey aux écrits freudiens et une présentation personnelle de ces écrits. Chez le même éditeur, paru en 2022, Les choses vagues, essai. Aux PUF, paru en 2023, Le Psychanalyste amoureux.